Nous ne pleurons plus
Il y a cette histoire que je ne t’ai jamais racontée. Ce n’est même pas que je voulais la dissimuler, c’est que je n’y avais jamais pensé. C’est comme pour mon corps. Tu ne m’as jamais demandé de me déshabiller devant toi. Quand tu étais absent, les autres passaient un à un devant mon visage. Ils inspectaient l’état de leurs coiffures dans le reflet de ma pupille. Une musique sortait de mes oreilles et les paroles envoûtaient : « Oui, c’est vous le plus beau de toute la contrée ».
Je cours dans le labyrinthe de mon inconscient.
Mes mains patinent le long des murs. Tâtent la souffrance qui suinte à travers la roche. Une porte. Je l’ouvre. Je suis étendue sur un petit lit. Mes jambes dépassent. Il y a 25 ans, je mordais les draps gorgés de salive entre mes dents. Je n’entendais rien, sauf que je savais. Le couple maudit à la cinémathèque devant les grands chefs-d’œuvre du cinéma français. Ils étaient là, et je les voyais de ma chambre. Nous devions être dans l’année 1978, moi et mes frères étions seuls à la maison. Ma mère, ma pauvre mère dont la souffrance a toujours vibré comme un écho en moi.
J’ai vécu quelques mois dans son corps. Je me souviens, je m’en souviendrai encore demain. Elle est la femme que l’on a oublié, celle aussi qui n’a rien à donner, pas même la vie.
J’étais dans la voiture et je pleurais. J’avais fini de crier. Petite Lou a dit : « Je te comprends maman. Ce n’est pas facile, je connais ça ».
La voix de l’enfant qui s’était étranglé pendant 9 mois dans mon ventre noué me calma.
Le pathétique est bien réel, en voilà encore une preuve. Nous nous sommes transmis le grand chagrin de mère en fille, comme ces misérables traditions familiales, avec leur moche sapin, bonnet rouge ridicule et bûche au beurre écoeurant.
Magritte, "L'esprit de géométrie", 1937